Democracy In Dakar, Le Rap Sénégalais N'est Pas Mort

Democracy in Dakar, Le rap sénégalais n'est pas mort

(Article initialement paru le 31 mai 2011 dans le magazine de la Gaité lyrique, Gaite Live).

« Coup 2 Gueule » extrait de l’album « Nos Connes Doléances ». 2008.

Dakar, février 2011. Afin de dénoncer une décennie de gouvernance ultra-libérale qui asphyxie la population, un groupe de rap, Keur Gui2 Kaolack, lance le mouvement d’opposition au pouvoir le plus radical et le plus médiatisé de ces dernières années et renoue ainsi avec l’engagement inscrit dans l’ADN du rap sénégalais. Retour sur la généalogie d’un mouvement qui marque encore l’histoire du hip-hop.

Difficile de comprendre le mouvement hip-hop au Sénégal sans revenir sur le groupe pionnier, les PBS : Positive Black Soul. Le duo – Didier Awadi & Doug E. Tee – se forme à la fin des années 1980, alors que la jeunesse va se trouver marginalisée par les mouvements de grèves dans l’enseignement supérieur qui vont paralyser le système et aboutir à la fermeture de nombreux départements universitaires et à l’invalidation des examens. Victimes du désengagement de l’État, les jeunes de la classe moyenne vont trouver dans le rap – ce nouveau courant musical directement importé des États-Unis – le moyen d’exprimer leur rage et leur frustration. En 1992, PBS émerge sur la scène sénégalaise et incarne une prise de position sociale fondée sur l‘auto-responsabilisation. En 1994, leur morceau Boul Falé (« T’occupe pas » en wolof), qui deviendra un véritable hymne du mouvement, va porter pour la première fois la critique populaire de l’institution gouvernementale et inscrire le rap sénégalais dans sa destinée politique. La digue est ouverte, ils seront des milliers à se déclarer rappeurs et porte-parole de la jeunesse engagée.

En mars 2000, 300 000 jeunes vont s’inscrire sur les listes électorales et revendiquer le Changement (« Sopi » en wolof) qui portera l’actuel Président Abdoulaye Wade au pouvoir. Entre temps, le rap sénégalais s’est émancipé du rap américain en se trouvant des racines africaines dans le tassou ou le taxourane, des formes ancestrales de scansion, des références intellectuelles dans les figures du panafricanisme que sont Cheick Anta Diop, Kwame Nkrumah et des maîtres spirituels comme Cheick Oumar Tall.

Democracy in Dakar

African Underground: Democracy in Dakar - Episode # 1 from Nomadic Wax on Vimeo.

En 2007, les Sénégalais qui avaient choisi de changer de gouvernement en espérant que celui-ci changerait la société sont déçus, le « sopi » ne leur a rien rapporté, mais de nouvelles élections se préparent. Le rap a, quant à lui, acquis ses lettres de noblesse et, contrairement au modèle américain qui a abandonné les revendications sociales au profit de la flambe, il assure plus que jamais son rôle de trublion politique. L’usage d’Internet s’est généralisé, modifiant les circuits de diffusion, les modes de production et les réseaux musicaux. La toute jeune équipe de Nomadic Wax – une société de production basée à Brooklyn,spécialisée dans le hip hop – dont la démarche procède à la fois du vidéo journalisme et de l’activisme, a trouvé au Sénégal matière à promouvoir la vocation politique de cette culture. Ben Herson, qui connaît très bien le terrain pour avoir présenté une thèse sur le Wolof à l’Université de Columbia, Magee Mclllvaine et Chris Moore, vont passer un mois à Dakar et partager le quotidien des groupes de rap avant, pendant et après les élections. Ils réalisent un documentaire destiné au départ à être diffusé sur le Web, en six épisodes : African Underground: Democracy in Dakar. Ce qu’ils vont découvrir et très bien montrer, c’est que la position des rappeurs a bien changé : eux qui avaient porté l’avènement de Wade, lui demandent aujourd’hui de quitter le pouvoir et entrent en résistance. Très vite, tout comme les journalistes et intellectuels qui ont choisi de critiquer l’inertie des gouvernants, ils vont devoir faire face à une répression, discrète mais effective : menaces d’emprisonnement ou de représailles sur la famille, tentatives de corruption ou censure dans les médias, qui va en partie les réduire au silence. La victoire de Wade au premier tour laisse un goût amer et marque le début d’une traversée du désert pour le rap sénégalais. Les stars vont chercher une reconnaissance à l’international laissant le terrain aux jeunes des banlieues pauvres de Dakar, Pikine, Guediawaye, Rebeuss, ou encore des villes totalement excentrées comme Kaolack.

Les damnés de la terre

C’est d’ailleurs de cette ville-carrefour, située à la frontière de la Gambie, écrasée par le soleil et les transactions en tous genres, que va venir le renouveau du mouvement rap. Ici, le modèle c’est le gangsta rap. C’est lui qui traduit le mieux l’ambiance chaotique et hors-la-loi de la ville. Le rappeur Rifou, début de notoriété nationale, revendique le statut de damnés de la terre : nous on est des bandits.

Mais les vrais chefs de file, c’est le duo que forment Kilifeu et Thiat sous le nom de Keur Gui2 Kaolack (« Keur Gui », la maison en wolof). Les partisans du mouvement de décentralisation / dé-dakarisation ne sont pas des nouveaux venus. Sur la place depuis la fin des années 1990, ils se revendiquent même comme étant le seul groupe de rap à avoir fait de la prison. Ils en ont gardé le goût de la lutte et de l’engagement politique. En 2008, ils sortent l’album « Nos Connes Doléances » dont le titre « Coup de gueule » marque le retour du rap dans l’arène politique nationale. (À noter que la vidéo a été réalisée par la société de production Gelongal, constituée par deux frères anciennement rappeurs.)

Dakar, février 2011 : Y’EN A MARRE

Onze années de gouvernance du Président Wade ont rendu le pays exsangue. La série des grands travaux qu’il a lancés rend encore plus criante la précarité économique dans laquelle la majorité de la population s’enlise et les Sénégalais n’en peuvent plus de vivre au rythme des délestages. Keur Gui2 Kaolack profite du rassemblement du Forum Social Mondial à Dakar pour tenir une conférence de presse qui n’a rien à voir avec la présentation de leur dernier album : il s’agit du lancement officiel du mouvement citoyen, « Y’en a marre » qui invite « lutteurs, marchands ambulants, ouvriers, étudiants, journalistes, enseignants, rappeurs et artistes à s’associer à cet élan de protestation pour exprimer leur « ras-le-bol » de vivre au rythme des coupures d’électricité ». Leur objectif : faire signer et déposer un million de plaintes auprès du gouvernement. Sur sa page Facebook, Keur Gui annonce la couleur : « L’heure n’est plus aux lamentations de salon et aux complaintes fatalistes face aux coupures d’électricité. Nous refusons le rationnement systématique imposé à nos foyers dans l’alimentation en électricité. La coupe est pleine : Y’EN A MARRE ». Le mouvement dénonce les injustices, le chômage, la corruption, mais il cherche surtout à faire participer la population et principalement les jeunes. Le 19 mars 2011, date anniversaire des élections, Y’en a marre convoque les jeunes dakarois à une manifestation-spectacle sur la place de l’Obélisque à Dakar. Les animateurs ont fait passer le message : tee-shirts noirs avec « Y’EN A MARRE » en lettres blanches distribués à la foule, slogans rythmés par le rap, utilisation du langage du peuple et du wolof. Signe de la mondialisation, la manifestation est relayée par les diasporas de Paris et de New York.

Journée du 19 mars 2011

Les jeunes de moins de 25 ans représentent plus de 60% de la population et, à un an des élections, les jeunes en âge de voter cristallisent l’attention des partis politiques. L’inscription sur les listes électorales est ouverte jusqu’au 30 juin. Le temps presse. Depuis le 15 avril, le collectif a lancé une campagne nationale « Daas Fanaanal » (se prémunir) pour les convaincre de s’inscrire sur les listes électorales et de retirer leur carte d’électeur. À cet effet, Keur Gui a l’intention de mobiliser le mouvement hip-hop – des rappeurs comme Fou malade*, Rifou, Eumzo Me Flower y participent déjà activement– mais aussi les chefs religieux qui sont de véritables leaders d’opinion. L’action du collectif devient rapidement la cible du gouvernement qui interdit les rassemblements et les conférences de presse de ses membres. Mais Keur Gui n’a pas peur, ils « circulent avec leur acte de décès » !

La révolution sénégalaise est en marche, les pages Facebook qui visent les élections et les hastag sur twitter se multiplient, les mouvements citoyens ont le vent en poupe. Gageons que cette fois, c’est le rap qui en sortira vainqueur. Car à n’en pas douter, la relève est assurée.

Oulimata Gueye

Didier Awadi – Samy Dorbez, Dégage, mars 2011

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“The mainstream hype around the strong GDP growth of many African countries over the past fifteen years belies the fact that very few decent jobs are being created and income inequality is alarming, and worsening. It is shortsighted and ignorant to think that the fortunes of the majority of urban Africans will be improved through “more of the same” models of economic growth. A paradigm shift is needed, and urgently.  As IABR–2016–The Next Economy’s Curator Statement suggests, such a new paradigm must serve the majority of people and nature in an integral way, which demands “an active re-imagining of the city, a redesign of its underlying logic, its system and the way it is arranged both spatially, organizationally and financially.” Thus, the IABR-2016-THE NEXT ECONOMY provides a fantastic opportunity for African urban designers, architects, landscape architects, academics, artists, planners, cities, universities, companies and social organizations, or coalitions thereof, to submit best practices, projects and plans that contribute towards or illuminate the dimensions of a new imagination for the African City  in response to the IABRs’ global call for projects.”

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According to an AlJazeera report Sub-Saharan Africans are most vulnerable to attacks in North African countries not just because of their skin colour but also because being black is associated with being undocumented and hence being a threat to people’s safety. In people’s minds, black skin equals undocumented. We see it with the case of Toussaint Mianzoukouta, a Congolese teacher who had his papers and was arrested by accident and then killed while being transported by the authorities. Activist Dhoruba Bin-Wahad had this to say about the current relationship between Sub-Saharan Africans and North African Arabs.

"Much of North Africa’s Arab population exhibit anti-Black and anti-Sub-Sahara African prejudice and behave in a condescending and arrogant fashion when dealing with Black Africans - even though many of them are of darker complexion than those they’re hating on! This is true in Egypt, Algeria, Tunisia, and Libya, and especially true of the Wahabi Saudis. Which tell you that "skin" color is really not the basis for Arab ignorance but history and the geopolitics of conquests and empire. The attitudes exhibited by Arab Morrocans toward Black Africans is also alive and well right here in the US among the immigrant Muslim Arab population, who’s leaders, mostly from well off or educated backgrounds back in their country of origin, redly congregate in exclusive enclaves that wholly identify with the institutional racism of Law enforcement, and Businesses that exploit poor working class communities of color. Their contempt for Africans is thinly veiled but rears is ugly face whenever African-Americans challenge racism and the violence of the Police State, and often times their distain is barely detectable until there is a crisis that threatens their position in White supremacist America’s hierarchy of Racial worth, i.e., "Rag-heads" and "camel-jockeys" are barely a step up from "Niggers" and "Wetback" Mexicans. Nonetheless, in the US the economic, racial, and cultural division and class struggles that permeate the America’s Muslim population, (a minority of whom are actually of North African Arab origin) are papered over with an almost satis and subservient Islamic facade that does not engage America’s institutional racism - in fact encourage collaboration with and respect of "those in power over you". A principle that would have never served Africa’s enslaved in America well - but which suits institutional racism and the Rich"

A Moroccan campaign that denounces racism against black people has stirred significant controversy about the integration of migrants into the North African country.

Last month, the anti-racism collective, Papers for All launched a traditional- and social-media blitz, with photos, banners and T-shirts reading “Massmytich Azzi” (“My name is not Negro,” in Moroccan Arabic). The campaign came just a few months after the Moroccan government, which has been widely criticised over its treatment of sub-Saharan Africans, launched an initiative to document migrants.

Last year, a number of migrants died after being subjected to police brutality or racist acts, prompting human rights groups to intensify their efforts to force the government to act and sensitise Moroccans to the issue.

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A re-working of the eponymous T.Rex glam rock anthem into an isiXhosa protest song. The track was rearranged in collaboration with composer and choir leader Bongani Magatyana, and is here presented in speaker cabinets visually quoting the Intonarumori noise-generating machines of the...


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Artist Statement: “Central to this body of work is my use of various decommissioned currencies as an aesthetic  material,” explains Machona, “in an attempt to link historic and contemporary trends of African diasporic migration on the continent. Most recently, the migration of Zimbabwean nationals into neighbouring SADC countries and abroad, following the country’s political and economic collapse. While South Africa hosts the largest population of these Zimbabwean nationals living in the diaspora, in May of 2008 they were amongst the foreign nationals persecuted by the xenophobic attacks. It was reported that people were targeted through a process of profiling that assumed authentic South Africans are lighter in complexion or fluent in an indigenous language; this resulted in 21 of the 62 casualties being local citizens. Such beliefs have complicated who is considered an ‘insider’ and ‘outsider’ in South African society. Pitting ‘native’ against ‘alien’ and perpetuating an exclusive sense of belonging that is reminiscent of apartheid doctrine. There is a growing need in the post-colony to deconstruct these notions of individual and collective identity, since ‘nations’, ‘nationalisms’ and ‘citizenry’ are no longer defined solely through indigeneity or autochthony.”

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Video short from AJ+ interviews Nairobi artist Cyrus Kabiru who creates wearable art from electronic waste:

Meet Cyrus Kabiru. The Nairobi, Kenya artist is turning e-waste into wearables and art.

Cyrus also has a Tumblr blog [cyruskabiruart] which you can find here


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"Of whom and of what are we contemporaries? And, first and foremost, what does it mean to be contemporary?" Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain?, Paris, Rivages, 2008. Photo: Icarus 13, Kiluanji Kia Henda

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